Lanceurs d’alerte, lobbies et pouvoirs publics

Actu-environnement, le 17 septembre 2008, propos recueillis pas Camille Saïsset

La majorité des maladies contemporaines serait évitable au prix d’un changement de notre mode de vie

Au printemps dernier, peu après la remise du rapport Lepage sur l’amélioration de l’accès à l’information, à l’expertise et à la justice, celle-ci donnait raison au lanceur d’alerte Pierre Méneton. Sans être mono maniaque du sel, ce docteur en biologie de l’Institut National de la Santé et de la Recherche nous livre sa perception de l’alerte.

Actu-Environnement : Une des traductions des discussions du Grenelle de l’environnement pourrait être l’adoption d’une loi de protection des lanceurs d’alerte. Mais de qui parle-t-on ?

Pierre Méneton : Ce terme « lanceur d’alerte » recouvre diverses réalités. Il y a parmi eux les chercheurs du service public dont la mission statutaire est d’améliorer la santé de la population au travers de la recherche, de la formation et de la communication. Dans la réalité, la majorité d’entre eux reste confinée dans les labos à l’INRA, l’INSERM ou au CNRS. Seule une minorité soulève publiquement les problèmes de santé et d’environnement dont ils peuvent avoir connaissance par les résultats de leurs études ou par les échanges avec leurs pairs à travers le monde. On désigne cette minorité de « lanceurs d’alerte », du fait de l’inertie de la majorité. Ce sont eux, pourtant, qui remplissent le mieux la fonction pour laquelle ils sont payés par le contribuable.

AE : Qu’est ce qui justifie de protéger les lanceurs d’alerte ?

PM : Les problèmes de santé publique et d’environnement touchent de nombreux secteurs de l’activité économique : industrie automobile, alimentaire, agricole… L’alerte prend ses origines dans le conflit avec ces intérêts économiques. Ces personnes qui la révèlent sont confrontées à des difficultés diverses : pressions administratives, baisse des crédits de recherche, menaces orales, mise au placard, mutation voire licenciement… En ce qui me concerne, j’ai été attaqué pour diffamation et placé sur écoute en 2002, si j’en crois l’investigation de vos confrères du Point. Des lettres de dénonciation et de pression ont été adressées à ma direction, à l’INSERM, qui a fort heureusement précisé que je bénéficiais d’une totale liberté d’expression, là aussi du point de vue statutaire. Lorsqu’il s’agit de chercheurs du service public, les lanceurs d’alerte ont le droit pour eux, encore faut-il le faire valoir. Se taire sur les problèmes rencontrés suggère une posture de victimisation. C’est d’autant plus choquant qu’il existe aussi des « chercheurs collaborant », conseillers, consultants, etc. qui, sous le même statut, servent non pas l’intérêt général mais l’intérêt particulier. Ces « couvreurs d’alerte » semblent soumis à un régime d’impunité, comme on l’a vu dans les scandales liés au plomb, à l’amiante, au tabac ou au sel. Cela pose un problème de fond encore peu évoqué.

AE : N’existe-t-il pas des gardes fous pour garantir l’indépendance des experts ?

PM : Les experts des agences AFSSAPS, AFSSA, AFSSET, OMS, etc. sont puisés dans le vivier des chercheurs du service public, collaborant et non collaborant. On leur demande bien de signer de discrètes déclarations de conflits d’intérêts. Mais le plus souvent, la source de financement des études, publique ou privée, n’est pas prise en compte dans l’évaluation. Or ce peut être un facteur confondant à la fois des résultats des études et des conclusions de l’expertise. Cela a bien été montré pour le bisphénol ou l’aspartame, par exemple, où pratiquement toutes les recherches financées par le public démontrent un effet nocif sur la santé alors que toutes les études financées par le privé démontrent l’absence d’un tel effet. Malheureusement, l’évolution actuelle du système de recherche et d’expertise vers plus de privé, laisse peu d’espoir d’amélioration. Pourtant, entre une recherche sous financement public et une recherche sous financement privé, la différence des résultats va toujours dans le sens du secteur privé. C’est presque une tautologie. Comment imaginer qu’une entreprise fasse de la R&D et torpille ses propres produits ? Ce débat est lui aussi évacué. Mais les effets sur la qualité de la recherche et de l’expertise ne mettront pas longtemps à se faire sentir, avec les conséquences sur la santé et l’environnement.

AE : Vous-même, vous avez été attaqué en diffamation par le lobby du sel, puis relaxé.

PM : Cette attaque n’était qu’un prétexte. Si les producteurs industriels avaient gagné, ils en auraient tiré partie pour disqualifier mon discours. Il y a eu une autre tentative, en 2004, lorsque les chercheurs collaborateurs du lobby du sel ont sollicité l’Académie de médecine. Mais le rapport des Académiciens a conclu comme l’AFSSA en 2002 et comme 95 % des recherches sur le sel, à savoir qu’une consommation excessive de sel est dangereuse pour la santé et qu’il faut réduire les apports actuels qui sont beaucoup trop élevés.

AE : En quoi le chlorure de sodium est-il dangereux pour la santé ?

PM : L’excès de sel favorise la survenue des accidents cardiovasculaires, une des premières causes de mortalité en France, avec les cancers. On estime à 300.000 ou 400.000 le nombre d’infarctus du myocarde et d’accidents vasculaires cérébraux chaque année en France. Aujourd’hui, 90 % de la consommation de sel vient du « sel caché » dans les produits alimentaires transformés. Pourtant, depuis l’après-guerre, il existe bien d’autres méthodes de conservation, à commencer par la chaîne du froid. Le sel agit essentiellement comme un puissant moteur de consommation. Il attise en particulier la soif, ce qui intéresse les producteurs de boisson. C’est dommage : nous avons pourtant gagné en espérance de vie grâce aux progrès chirurgicaux, à la lutte contre les maladies infectieuses et contre la mortalité périnatale de la femme et de l’enfant. La majorité des maladies contemporaines serait évitable au prix d’un changement de notre mode de vie qui est lié à l’industrialisation et à l’urbanisation. Ces malades sont en quelque sorte des victimes collatérales du sacro saint « progrès ».

AE : Plusieurs décennies de connaissance du risque et d’inertie dans l’action, pourquoi ?

PM : On l’a vu avec l’amiante, ce n’est que contraints et forcés que les pouvoirs publics mettent en œuvre des politiques de prévention. Et quand ils le font spontanément, ça obéit le plus souvent à une logique particulière. Dans des domaines tels que l’accidentologie, l’alcoolisme, le tabagisme, la consommation de drogues, etc. les réglementations mises en place ne contraignent en général que le « citoyen de base », le consommateur. C’est d’autant plus marquant qu’en parallèle, il y a une quasi absence de réglementation contraignante pour les acteurs économiques. La balance penche toujours du côté économique. C’est le résultat d’un lobbying très actif, qui s’exerce à tous les niveaux.

AE : Une loi de défense des lanceurs d’alerte fait-elle espérer une évolution du rapport de force ?

PM : Pour les lanceurs d’alerte du secteur privé, une loi protectrice semble plus nécessaire. Mais je suis assez pessimiste. Aujourd’hui, au ministère de la Santé, on fait confiance au « volontariat et à l’autodiscipline du secteur économique » pour faire évoluer les problèmes de santé publique. En attendant, ne restent qu’opérations de boycott ou actions en justice pour délit de tromperie aggravée en cas d’exposition à un risque avéré à l’insu des gens : pesticides, pollution automobile, excès de sucre, de sel… Les associations de défense de consommateurs et de malades devraient se saisir de ces outils pour essayer d’impulser le changement du rapport de force en faveur de la population et non plus des lobbies. Jusqu’au niveau européen, où le lobbying est maintenant bien rodé, à en croire les dernières mesures : alignement sur les valeurs hautes des seuils de pesticides tolérables dans les aliments, alignement sur les valeurs basses des critères de l’alimentation certifiée agriculture biologique, etc.

AE : Les médias aussi peuvent être moteurs de changement, non ?

PM : En ce qui concerne le sel, le relais médiatique dure depuis 2000 et il peut durer encore longtemps ! Au moment du procès, l’affaire a été relayée par trois JT, Le Monde, le JDD, Le Point, Le Nouvel Obs, France Soir, France Inter, Europe 1, etc. Mais ça ne change rien à la consommation excessive de sel ! Les lobbies et les pouvoirs publics ont bien appris à gérer le bruit médiatique. C’est… « Cause toujours ! »

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