La « démocratie écologique » de Dominique Bourg n’est pas la solution

alternatives-ecologique.fr, Jean Gadrey, le 18 janvier 2011

La « démocratie écologique » de Dominique Bourg n’est pas la solution

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Un débat existe sur la démocratie écologique (et plus généralement sur la démocratie scientifique). Il serait dommage de le caricaturer, comme c’est le cas avec certaines critiques des thèses de Dominique Bourg. Deux livres récents et importants peuvent l’éclairer. D’une part celui d’Hervé Kempf, « L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie » (Seuil). D’autre part celui de Jacques Testart, Agnès Sinaï et Catherine Bourgain, « Labo planète, ou comment 2030 se prépare sans les citoyens » (Mille et une nuits).

Les idées de Dominique Bourg sont explicitées dans un article qu’il a publié avec Kerry Whiteside dans « La vie des idées » le 1° septembre 2009. Il est accessible via ce lien. Ceux qui y voient une « dictature écologique » (voir ce lien) exagèrent beaucoup. D. Bourg ne propose nullement d’abolir le système actuel mais de l’enrichir, il met en avant le rôle de la société civile et des ONG, le rôle de la démocratie « participative et délibérative » venant compléter la démocratie dite représentative.

J’ai toutefois un sérieux problème avec une partie de ces thèses où est affirmée une sorte d’impuissance des citoyens à prendre en charge les grands enjeux écologiques à long terme, enjeux qui ne pourraient être défendus que par l’alliance de scientifiques et d’ONG environnementales.

Cela conduit D. Bourg à préconiser de nouveaux arrangements institutionnels pour surmonter ce qu’il désigne comme une incapacité du système de la « démocratie » actuelle « à répondre au défi environnemental ». Avec la création 1) d’une « académie du futur » composée de « chercheurs internationalement reconnus » ayant pour mission de veiller à l’état de la planète, et 2) d’un nouveau Sénat. Ce dernier, « formé pour deux tiers au moins de personnalités qualifiées – proposées, par exemple, par les organisations non gouvernementales environnementales – et pour un tiers de citoyens, aurait pour rôle d’élaborer, en amont de l’Assemblée nationale, les grands mécanismes législatifs, par exemple fiscaux, permettant de répondre aux nouveaux objectifs constitutionnels. Ce Sénat pourrait, avec l’aval de conférences de citoyens, opposer son veto aux propositions de loi contraires à ces objectifs. » (Le Monde du 31 octobre 2010).

Je retiens évidemment de l’analyse de D. Bourg le fait que, dans le système de la démocratie et de l’information TEL QU’IL FONCTIONNE – très mal, comme le démontre Hervé Kempf – nombre de risques vitaux pour l’humanité, dont le réchauffement climatique, ne sont pas « ressentis » avec la même acuité et la même urgence que, par exemple, le chômage ou la pauvreté. Je constate aussi que les principales alertes écologiques proviennent de l’alliance de scientifiques (par exemple le GIEC) et d’ONG écolos.

Mais on pourrait faire le même constat de mise à l’écart des citoyens pour d’autres enjeux non écologiques au départ mais essentiels, y compris à long terme : les retraites, la construction européenne, la reprise en main de la finance, les dettes publiques, la création monétaire et les investissements du futur, etc.

L’information déversée sur les citoyens par l’alliance terrible des grands médias, de l’argent et de la publicité bloque la démocratie et conforte l’oligarchie. Elle a pour but d’empêcher les gens de penser un autre futur que celui qui consiste à prolonger le « système ». Mais elle n’y parvient qu’en partie, comme le montre, entre autres, le succès des appels de résistants, d’indignés ou d’atterrés…

Une « académie du futur » ? Nous avons certes besoin d’en savoir plus sur les enjeux écologiques, et la recherche correspondante est cruciale. Le GIEC, en dépit de ses imperfections, a joué un rôle majeur dans la prise de conscience mondiale par le biais de ses rapports. Je pense même que si les économistes acceptaient de les consulter, ne serait-ce que pour en retenir un ou deux tableaux prospectifs, ils seraient moins nombreux à célébrer le culte de la croissance. Voir le résultat dans le cas de Michel Husson qui, lui, a tenu compte de ces données dans son billet « Croissance sans CO2 ? ».

Des équivalents du GIEC dans d’autres domaines (biodiversité, pollutions chimiques, ressources fossiles…) seraient utiles. Mais leur légitimité ne saurait être acquise du seul fait qu’il s’agit d’experts internationaux reconnus par leurs pairs, désignés entre eux par cooptation sur des critères académiques. Il faut bien plus que cela.

Il faut que la société civile puisse intervenir dans la recherche et dans ses orientations. J’ai vu fonctionner l’expertocratie auto-proclamée dans le cadre de la « commission Stiglitz ». Des spécialistes, des « Nobels » comme s’il en pleuvait, mais presque tous convaincus qu’une bonne expertise sur les indicateurs de bien-être ou de développement durable doit être concoctée en vase clos entre économistes. Le résultat obtenu ainsi est, sur certains points, en contradiction ouverte avec les idées de… Dominique Bourg et de ses proches de la Fondation Nicolas Hulot, pourtant bons experts en écologie, mais tous écartés de cette commission ! L’expertocratie est une machine à opposer les savoirs disciplinaires (et, en passant, à exclure largement les jeunes et les femmes…). Les citoyens associés sont bien meilleurs pour porter l’idée de la coopération des savoirs, y compris les savoirs « profanes » écartés de la science académique.

Dominique Bourg, que j’estime parce qu’il est à sa façon un lanceur d’alerte, sait bien que sur la plupart des grands enjeux écologiques et scientifiques, toute académie ou groupe d’experts va produire des résultats qui dépendent de sa composition, LAQUELLE DEPEND DES TRAJECTOIRES ET DES FINANCEMENTS PASSES. La science est une construction historique, sociale et politique gravement affectée aujourd’hui par les déficiences de la démocratie. Confier l’avenir de l’économie (ou même seulement de l’enseignement de l’économie) à des économistes « prestigieux » vu la façon dont cette discipline s’est constituée ? C’est un risque majeur. Le nucléaire et ses risques ? Déjà qu’il y a débat, et c’est bien normal, au sein de la fondation Hulot, alors ailleurs, quand on sait que 90 % des dépenses de recherche sur l’énergie sont captées par le nucléaire ! L’agriculture du futur en France ? Allez donc confier cela à une académie des « meilleurs experts » de l’INRA où, sur 9000 postes, on ne trouve que 35 emplois en équivalent temps plein dans les recherches sur l’agriculture biologique ! Le besoin de recherches médicales et pharmaceutiques du futur ? Mais les grandes maladies des pays pauvres ayant été plus ou moins désertées, comment une académie des meilleurs experts de la santé pourrait-elle en revaloriser l’importance sans la participation de la société civile mondiale ? Les exemples abondent : les nanotechnologies, la génétique, etc.

Sur tout ce qui précède et pour bien d’autres raisons, IL FAUT LIRE LE LIVRE DE TESTART, SINAÏ ET BOURGAIN. Jacques Testart, scientifique réputé lui-même, préside l’association « Sciences citoyennes », dont les trois priorités sont : 1) l’accroissement de la capacité de recherche et d’expertise de la société civile (le « tiers secteur scientifique »), 2) la stimulation de la liberté d’expression et de débat dans le monde scientifique, et 3) la promotion de l’élaboration démocratique des choix scientifiques et techniques.

Donc des groupes d’experts, oui, il en faut, mais dans un cadre démocratique, pas seulement au sens de la démocratie scientifique interne, de son pluralisme et de sa transparence, mais aussi dans le cadre de relations étroites avec la société civile organisée, qui dispose d’énormes compétences. Les réflexions et résultats de la « conférence citoyenne » organisée dans le Nord-Pas de Calais sur des questions voisines de celles de la « commission Stiglitz » ne sont pas, selon moi, moins utiles que ceux de cette commission pour orienter des politiques publiques.

Venons-en au nouveau Sénat de D. Bourg, une chambre haute vouée à prendre de la hauteur et du recul. Deux tiers de personnalités proposées par les ONG environnementales ? Là, j’objecte. Le long terme, le futur, ce sont pour moi des enjeux indissociablement écologiques ET SOCIAUX. Par exemple une réforme ECOLOGIQUEMENT SOUTENABLE des retraites, et une réduction SOCIALEMENT SOUTENABLE des émissions de CO2. On ne résoudra pas la crise écologique sans ce couplage, sans se fixer DES OBJECTIFS D’EGALITE A LONG TERME, dans le monde et chez nous. Sinon, on va voir resurgir des taxes carbones anti-sociales, donc rejetées, ou d’autres mesures écolos qui vont peser de façon disproportionnée sur les épaules des plus pauvres et être pratiquement indolores pour les plus riches. Désolé, mais, pour pouvoir réussir, il va falloir penser le futur avec des « non écolos au départ ». Un droit de veto ? Il faut voir. Certes, si une institution, une sorte de Conseil constitutionnel issu de la société civile, est purement consultative, elle risque l’impuissance. Mais il n’y a pas que le droit de veto à envisager comme pression efficace. L’obligation de compromis via une médiation démocratique peut être supérieure.

Mais surtout, bien au-delà de ces hypothèses institutionnelles, le cœur du problème est dans l’idée, défendue, par D. Bourg que les citoyens sont, dans leur majorité, englués dans le court terme et donc incapables de se saisir des grandes questions du futur. Là se trouve mon principal désaccord, que LE LIVRE D’HERVE KEMPF a encore renforcé, car l’auteur y montre avec brio, preuves concrètes à l’appui, que ce n’est pas la « démocratie » qui est en cause dans ce constat d’une insouciance fréquente vis-à-vis du futur, c’est le fait que… NOUS NE VIVONS PAS DANS DES DEMOCRATIES MAIS SOUS DES REGIMES OLIGARCHIQUES OU PLOUTOCRATIQUES conservant encore certains traits d’une démocratie, mais de plus en plus amputée et brimée. Or les principales menaces contre l’environnement viennent du pouvoir économique et financier effarant de la ploutocratie mondiale.

Lorsque des « profanes » participent par exemple à des conférences de citoyens où l’on prend le temps de la formation ouverte et de la délibération, il apparaît TOUJOURS que la capacité à penser des risques à long terme n’a nullement déserté ces citoyens lambda, qui ont pour beaucoup des enfants et petits-enfants, et qui se soucient de l’état de « la planète ». Ils auraient même tendance à s’y mettre plus aisément que nombre d’experts, économistes en tête, dont les cadres de pensée ont été verrouillés depuis longtemps !

Pour dépasser le « paradoxe de Dominique Bourg » entre d’un côté un appel à la société civile via les ONG et les délibérations citoyennes, et de l’autre le recours élitiste au monde académique et au veto écologique, la réponse est : les porteurs du futur ne sont pas les scientifiques ni les seuls écolos mais les citoyens d’une démocratie active et beaucoup plus égalitaire, où l’information cesse d’être un business pour devenir un bien commun. L’écologie politique est née de la contestation du pouvoir des experts, nous rappelle Hervé Kempf. Qu’elle continue ! Et qu’on la rebaptise : écologie sociale et politique.

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