Cette crise sera moins grave que celle de 1929

parismatch.com, Anne-Sophie Lechevallier, le 16 Janvier 2009

“Cette crise sera moins grave que celle de 1929”

Economie. En exclusivité pour Paris Match, quatre pointures de l’économie, dont trois prix Nobel, ont débattu de l’état de l’économie mondiale, de l’impact des mesures déjà adoptées et des remèdes à apporter.

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L’Indien Amartya Sen (récompensé en 1998), les Américains Joseph Stiglitz (en 2001) et Edmund Phelps (en 2006) – ainsi que l’économiste français Jean-Paul Fitoussi se connaissent depuis trente ans. Tous membres de l’Observatoire français des conjonctures économiques, ils n’ont eu de cesse de plaider pour davantage de régulation des marchés et pour un rôle accru de l’Etat. L’explosion de la crise, financière d’abord, puis économique et sociale, leur a donné raison.

Plus humanistes qu’experts de la modélisation financière, ces quatre professeurs sont de toutes les commissions qui tentent de jeter les bases d’un nouveau système économique mondial. La semaine dernière, ils participaient à ­Paris au colloque « Nouveau monde, nouveau capitalisme » ouvert par Tony Blair, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy. Voici leur diagnostic.

Chômage : amélioration à la fin de l’année

Amartya Sen « La crise économique va s’intensifier au début de l’année. Le chômage va augmenter aux Etats-Unis et en Europe. L’économie mondiale va ralentir. Aux Etats-Unis, ceux qui n’ont pas d’assurance maladie auront plus de difficultés à obtenir un traitement médical, puisque leurs revenus seront moindres. L’Europe sera moins affectée. En Afrique, à cause de la baisse des exportations agricoles et d’une croissance économique limitée, le déclin va être important. En Chine et en Inde, les taux de croissance vont ralentir, mais rester élevés – le taux est passé de 11 à 9 % en Chine, et de 9 à 7 % en Inde. Cependant, ces deux pays ont de nombreux habitants très pauvres, et leur ­capacité à profiter de l’expansion économique va s’amoindrir. En Inde, les ­dépenses publiques risquent de ralentir. Ce sera négatif pour les programmes qui en dépendent, comme ceux liés à l’éradication de la pauvreté ou à l’amélioration de l’éducation… A la fin de l’année, dans les pays occidentaux, on commencera à voir les effets des plans de relance, et je serai très surpris si l’on ne constate pas de signes d’amélioration. »

Crise sociale et risque politique : pas de nouveau dictateur

Jean-Paul Fitoussi « Le risque politique est majeur dans les régimes non démocratiques car ceux-ci seront fragilisés, faute de moyens pour soutenir leurs économies, par des situations sociales qui peuvent se transformer en crise politique. Les éléments d’une poudrière sont réunis en Asie : il est très difficile pour 100 millions d’habitants de retourner à la pauvreté sans protester, en se laissant faire comme s’ils étaient taillables et corvéables à merci. En Europe, la Grande-Bretagne et l’Italie risquent de beaucoup souffrir. Dans nos démocraties, le risque politique est synonyme d’alternance. Il y aura des moments très difficiles à passer pour tous les gouvernements. Mais je ne crois pas à l’émergence d’un ­nouveau dictateur. »

Atout de la France : sa protection sociale

Jean-Paul Fitoussi « Le chômage va augmenter mais la France a un atout majeur : son système de protection ­sociale qui lui permettra d’amortir le choc. Elle sera sauvée par tous les mécanismes mis en œuvre après la ­Seconde Guerre mondiale dans le ­cadre de la doctrine keynésienne : l’indemnisation du chômage, l’assurance-maladie, le système de retraite par répartition, la possibilité de l’endettement public. Tout ce que l’on a brûlé hier permet de sauver le système aujourd’hui. »

La crise ne durera pas aussi longtemps que dans les années 30

Joseph Stiglitz « La plupart des pays industrialisés ont aujourd’hui de bien meilleurs filets de sécurité, et ils sont bien plus déterminés à éviter la récession. En 1929, une personne sur trois ou sur quatre avait perdu son emploi. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. »

Amartya Sen « Nous vivons certainement la pire crise économique ­depuis les années 30, mais cela ne ­devrait pas être aussi grave qu’à l’époque. Nous ne sommes pas dans la même situation : la compréhension des politiques à mettre en œuvre pour changer la situation est bien meilleure. On peut donc espérer que la crise ­actuelle ne durera pas aussi longtemps. »

Plans de relance : quid de la demande ?

Joseph Stiglitz « L’argent du plan Paulson a été très mal dépensé. Comme on l’avait prévu, il n’a pas eu l’effet escompté. Même si les mesures prises étaient pertinentes, les premiers effets ne seraient pas visibles avant neuf mois. Les faiblesses des Etats-Unis ont commencé à se répercuter dans le reste du monde. Les autres pays ont réagi plus énergiquement, mais leur retour à la croissance prendra du temps. Même si ces politiques ont les résultats souhaités, un problème structurel subsistera : les bulles spéculatives sur l’immobilier et la consommation ont soutenu l’économie mondiale depuis cinq ans. Par quoi la demande va-t-elle désormais être stimulée ? Les dépenses publiques ne peuvent remplacer ces bulles que momentanément. »

Edmund Phelps « Nous ne savons pas dans quelle mesure l’état des ban­ques aurait empiré si elles n’avaient pas reçu d’injections de capital. Peut-être que le plan Paulson, avec 125 milliards octroyés à neuf banques américaines, en a sauvé certaines de la faillite. Mais il est décevant qu’elles aient toujours aussi peur d’accorder des crédits. Peut-être les banques n’ont-elles pas encore des fonds propres suffisants. Rétrospectivement, il aurait été mieux de racheter d’abord leurs actifs toxiques avant de les recapitaliser. Pourquoi Paulson ne l’a-t-il pas fait ? Tout le monde l’ignore. »

Affaire Madoff : « On va découvrir d’autres scandales »

Edmund Phelps « Même si d’autres fraudes sont révélées, il est impossible d’imaginer un cas aussi spectaculaire. »

Amartya Sen « Il y a eu d’autres scandales aux Etats-Unis, en Europe, ou en Inde, avec l’affaire de l’entreprise de services informatiques Satyam. Je suis sûr que l’on va encore en découvrir. Une crise empêche qu’une situation scandaleuse reste cachée. Pas seulement les cas frauduleux, comme ­Madoff et Satyam, mais aussi les montants énormes des salaires, des stock-options, des dividendes qui vont aux institutions financières ou aux entreprises. En dépit de la tristesse que cela inspire, braquer les projecteurs sur ces pratiques est l’un des effets positifs de la crise. »

Joseph Stiglitz « Des éditorialistes américains remarquent que la différence entre les pratiques de ­Madoff et celles du reste des banquiers n’était pas si importante. Madoff était sorti du cadre de la loi, mais, en termes d’évaluation du risque, les autres étaient aussi mauvais que lui ! La structure et les mécanismes du secteur financier étaient conçus pour engendrer de tels problèmes. »

Finances : halte aux recrutements aberrants

Joseph Stiglitz « La crise a déjà des conséquences sur la façon dont les gens jugent l’économie de marché. ­Personne ne croyait vraiment aux histoires racontées à Wall Street pour justifier les salaires faramineux des golden boys : que cela rendait le système plus efficace et profitait à tous. En fait, ils détruisaient l’économie. Très peu d’entre eux finançaient de vraies ­innovations, comme Google. Bush n’a pas favorisé le capitalisme, mais le “welfare corporatism” : des profits privatisés, et des pertes socialisées. »

Amartya Sen « Quand j’étais à la tête du Trinity College de Cambridge, nos meilleurs élèves en cosmologie ou en musique classique rejoignaient ­Lehman Brothers, Merrill Lynch et d’autres pour des salaires beaucoup plus élevés que ce qu’ils auraient gagné dans des professions académiques et scientifiques, ou dans nos chaires de professeurs à Cambridge ! Cela démontre les aberrations des méthodes de recrutement du secteur financier. Je n’ai rien contre les rémunérations élevées, mais elles allaient de pair avec une confiscation des talents. Nous avions travaillé pendant des années à les former, et ils partaient faire un métier pour lequel ils n’étaient pas qualifiés. Cela devrait changer, et c’est une bonne nouvelle pour la musique classique ! »

Nouveau capitalisme : corriger les inégalités

Amartya Sen « Parler de nouveau capitalisme est une confusion. Je pense que l’on a besoin d’un monde dans lequel les vertus du marché et du capital sont reconnues, mais leurs limites aussi. Le système capitaliste a tendance à produire d’énormes inégalités qu’il faut corriger. Par une taxation progressive par exemple. Le capitalisme n’a pas échoué, il suffit de traiter les injustices qu’il induit. Il faut être guidé par un engagement social. L’action des Etats, des ONG est nécessaire. Le marché n’est pas une entité ­politique, il devient puissant parce que les gens croient qu’il ne peut pas se tromper. Certains l’envisagent presque comme une religion, que l’on ne remet pas en cause. Le débat public sur le rôle du marché et ses limites existait en ­Europe, il émerge aux Etats-Unis. »

Joseph Stiglitz « Nous parlons depuis longtemps de rétablir un équilibre entre l’Etat et le marché. Bush a fait deux choses : il a dérégulé pendant des années, puis, lors de la crise financière, puis ouvert un hôpital mal conçu pour prendre en charge l’accident qu’il avait provoqué ! Il a donné encore plus d’argent aux gens déjà riches. Il a aggravé les injustices sociales. L’Etat peut aussi se tromper. Bush a sapé le processus démocratique en agissant dans le secret : quand il a demandé 700 milliards de dollars au Congrès pour le plan Paulson, il n’a exigé aucune surveillance des banques… Heureusement, ce premier texte n’a pas été voté. Les problèmes ont commencé quand, en dérégulant, on a cru que les marchés se corrigeraient par eux-mêmes. »

Edmund Phelps « Tout le monde s’accorde à reconnaître que les ­économies développées ont besoin du ­capitalisme : il n’existe pas ­d’alternative satisfaisante. Nous devons ­reconstruire le secteur bancaire pour qu’il se concentre sur le financement de l’économie réelle, qu’il encourage ainsi l’innovation. »

 

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