Les multinationales se goinfrent de PME au goût éthique

liberation.fr, Laure Noualhat, le 10 avril 2009

Les multinationales se goinfrent de PME au goût éthique

A l’instar de Coca-Cola qui s’invite chez Innocent pour 33 millions d’euros, les géants s’offrent des «alter-entreprises».

Un chèque de 33 millions d’euros, voilà un confortable cadeau pour fêter un anniversaire. En l’encaissant, la société britannique Innocent, spécialisée dans les fruits à boire (smoothie) pourra s’offrir une jolie fête pour ses dix ans, qu’elle célébrera le 28 avril. Et elle pourra inviter celui qui l’a signé : Coca-Cola. En début de semaine, le limonadier américain a pris une participation de moins de 20 % dans le capital du roi du smoothie britannique.

«Depuis six mois, nous cherchions de nouveaux investisseurs pour développer notre potentiel de croissance, confie Philippe Cantet, patron de la branche française d’Innocent. Nous ne nous attendions pas à Coca, mais c’est plutôt confortable.» Depuis peu, Innocent, qui affiche un chiffre d’affaires de 116 millions d’euros en 2008, voit grand. Après le mixage des fruits, cette entreprise, qui s’est développée selon des principes éco-responsables (bilan carbone, suivi des filières, commerce équitable, etc.), veut «devenir une marque d’aliments ayant en commun d’être sains, bons, de rester complices avec nos clients et éthiques dans notre fabrication», estime Philippe Cantet. Tout un programme.

Greffe. Le coup du rachat de la petite boîte éthique par la multinationale tentaculaire a été joué moult fois. Au début des années 2000, Unilever a englouti les glaces Ben & Jerry’s ; Danone a avalé Stonyfield Farm, le spécialiste du yaourt bio américain fondé par un militant de la première heure, Gary Hirshberg. Plus modestement, en juillet 2008, Monoprix a déboursé 45 millions d’euros pour racheter les magasins bio Naturalia.

Parfois, les greffes ne prennent pas. Quand, en 2006, le géant L’Oréal a croqué la marque d’huiles essentielles biologiques Sanoflore, installée dans la Drôme depuis 1986, elle s’est surtout offert le leader de la cosmétique bio en France. «Depuis ce rachat, Sanoflore est en chute libre», analyse Pierre Cabane, patron de Kibio, lui-même dévoré par Clarins. «Ils ont oublié qu’avant d’être des produits, la cosmétique bio, c’est une éthique.» Peu après le rachat, les tarifs des produits Sanoflore ont augmenté… Mais L’Oréal s’est aussi offert The Body Shop (lire ci-contre) à l’activité stagnante. Yves Rocher a pris 30 % de Fytosan, producteur d’extraits végétaux bio pour les produits cosmétiques. Quelques mois après sa création, la société Kibio a séduit Clarins qui a acquis 10 %, puis 60 % du capital de la société fondée par un ancien de L’Oréal.

Quand une multinationale achète une entreprise bio, elle compte bien tremper un orteil dans l’éthique, se refaire une virginité. Et son arrivée chamboule tout. Surtout dans la bio où la production peine à répondre à une demande explosive. Quand Danone a sorti ses yaourts Les deux vaches en 2006, le secteur de l’élevage biologique a vacillé même si cette gamme ne représente qu’une infinitésimale portion des marchandises du groupe. «Environ 2 % des produits laitiers sont bio», explique Anne Thevenet-Abitbol, qui a développé Les deux vaches pour Danone.

«Période d’essai». Quelle perspective ouvre à Innocent l’adossement au géant du soda ? De se développer en Europe et de ne pas reproduire dans les légumes ce qui s’est passé avec les purées de fruits. Sur le segment des smoothies, ses concurrents les plus féroces comme Tropicana (qui appartient à PepsiCo) ont mis six semaines pour être distribués dans 90 % des magasins français. «Alors que nous avions mis deux ans et demi pour être dans un tiers d’entre eux», dit Philippe Cantet.

Sans amertume, les entrepreneurs britanniques ont retenu la leçon : pour ne pas se faire damer le pion sur un autre segment, il faut plus de moyens. «Je vois cet argent comme un élément de liberté, signale Philippe Cantet. On peut se permettre des pertes en 2009 ou 2010 sans craindre le couperet.»

Le petit personnage auréolé qui orne les bouteilles d’Innocent va-t-il perdre son âme ? Les managers nouvellement dotés certifient que Coca-Cola n’aura aucune prise sur le management. Philippe Cantet l’assure : «On ne se dénature que lorsqu’on abandonne ses principes. On entre dans une nouvelle période d’essai. il faut montrer que la qualité des produits, leurs prix, leur originalité ne changent pas.» Et de se remémorer la volée de bois vert qu’Innocent avait reçue en intégrant les menus de McDonald’s. «Les produits sains sont-ils réservés à l’élite ? se défend Cantet. Pourquoi les consommateurs de McDo n’auraient-ils pas droit à des fruits ?»

Inutile d’être diplômé de HEC pour comprendre que les philosophies des deux marques divergent. «Nous admirons depuis longtemps leur marque, leurs produits et leur approche unique», avance, sans rire, James Quincey, le responsable de Coca-Cola en Europe. D’une certaine manière, Coca adoube la philosophie d’Innocent : éthique, éco-responsabilité…

Virginité diététique. L’investissement dans le producteur britannique de smoothies s’apparente à une paille pour la compagnie d’Atlanta, 32 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2008. Un acte de virginité diététique au pays de l’index glycémique explosif ? L’envie de ferrailler avec l’ennemi intime, PepsiCo, au rayon frais ? «Les greffes ne peuvent pas prendre, estime Pierre Cabane, le patron de Kibio, surtout quand elles sont provoquées par des opportunités de marché et non par conviction.»

 

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