Le Roy Ladurie pessimiste sur l’évolution du climat : « Faut-il parler d’anthropocène… ou d’«anthropocide» ? »

scienceshumaines.com, Julien Bonnet, N°205, juin 2009

Des famines aux grands vins, une histoire du climat

Rencontre avec Emmanuel Le Roy Ladurie

Grandes disettes, tempêtes, canicules…, les effets du climat sont-ils toujours cataclysmiques pour les hommes ? L’historien Emmanuel Le Roy Ladurie s’inscrit en faux contre cette vision alarmiste : des progrès agricoles aux grands vins de Bordeaux, le passé montre aussi les bienfaits des changements climatiques…

Vous pensiez que le climat était une affaire de sciences dures, un objet opaque réservé aux météorologistes ? Que le réchauffement climatique ne pouvait causer que des catastrophes ? Que les tempêtes récentes étaient les pires désastres météorologiques de l’histoire de l’homme ?

Détrompez-vous : pour balayer ces idées reçues, l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie analyse depuis une quarantaine d’années les effets contrastés des aléas climatiques. Du Moyen Âge jusqu’à nos jours, il scrute autant les famines, les inondations, les étés meurtriers et les hivers sibériens que les progrès agricoles, les grands millésimes de vins et les progrès du tourisme balnéaire.

Fils d’agriculteur normand, marqué dans son enfance par les conséquences néfastes des étés pluvieux sur les récoltes de blé, E. Le Roy Ladurie se passionne dès la fin des années 1950 pour l’histoire rurale, et entame dans la foulée une vaste Histoire du climat depuis l’an mil. Une histoire résolument quantitative, pleine de séries de chiffres sur les températures ou les dates de vendanges, qui participe du courant de «l’histoire sérielle», fondée sur l’analyse de données chiffrées (prix du blé, natalité, mortalité…). «Il n’est d’histoire scientifique que quantifiable», affirmait-il alors face aux critiques de certains de ses collègues. «On s’est moqué de moi, taxant mon travail de “fausse science”. Pour les historiens marxistes, étudier le climat n’était pas sérieux, c’était un donné qui ne valait pas la peine d’être étudié. » Davantage soutenu par son épouse Madeleine, le jeune professeur agrégé d’histoire multiplie durant les années 1960 les expéditions dans les glaciers alpins. Le couple s’intéresse aux archives comme aux sites d’anciens villages détruits par l’avancée des glaciers à la fin du XVIe siècle. Madeleine photographie les glaciers, et compare ses clichés aux gravures et croquis issus des XVIIe et XVIIIe siècles.

Dans l’appartement parisien où le couple reçoit aujourd’hui les journalistes, ces photos et gravures donnent encore un aperçu saisissant de la fonte des glaces due au réchauffement. Elles introduisent à mille ans d’histoire climatique, depuis le Xe siècle jusqu’à nos jours. Une histoire en trois temps: un premier réchauffement du climat européen durant le «petit optimum médiéval» entre 900 et 1300 apr. J.-C.; un rafraîchissement durant le «petit âge glaciaire» d’environ 1300 jusqu’à 1860; et un nouveau Réchauffement de 1860 à nos jours, titre de son dernier ouvrage.

Vous étudiez le climat, un sujet réservé aux climatologues… Quelle est la singularité du regard de l’historien ?

L’historien du climat a une double spécificité : d’une part, il ne s’attache pas seulement à la longue durée (ce qu’ont tendance à faire les autres scientifiques) pour s’intéresser également à l’événement, aux années prises isolément. D’autre part, il fait une histoire «humaine» du climat, s’intéressant à la santé, à la mortalité, au tourisme, à la viticulture, et surtout au domaine agricole, aux récoltes de blé, de pommes de terre et de betteraves. De ce point de vue, l’histoire du climat est partie prenante de l’histoire rurale.

Néanmoins, ce sujet est aussi un point de contact entre sciences «dures» et sciences humaines. J’ai beaucoup collaboré avec les météorologues Daniel Rousseau et Guillaume Séchet dans mes derniers ouvrages, et je m’appuie aussi sur les travaux de glaciologues, climatologues, géographes et historiens de nationalité suisse, allemande, tchèque, suédoise, espagnole car le climat est un objet global qui dépasse les frontières académiques et nationales. Mes travaux portent essentiellement sur la France et l’Europe de l’Ouest, mais s’élargissent aussi à la situation des pays scandinaves ou à celle de l’Amérique du Nord, afin d’établir des comparaisons.

Comment envisagez-vous le réchauffement climatique actuel ?

D’abord comme un événement : le recul des glaciers alpins à partir de 1860. La mer de glace et les glaciers de Chamonix atteignent leur apogée entre 1855 et 1857, puis survient la coupure : ils commencent leur «débâcle». Ce petit événement correspond à la fin du petit âge glaciaire, qui avait duré plus d’un demi-millénaire, et au début du réchauffement climatique contemporain.

Ce réchauffement s’est accéléré au commencement du XXe siècle, mais il a connu une pause, des années 1950 aux années 1970. On a alors éprouvé un rafraîchissement climatique que l’on peut soit imputer aux aérosols des usines, qui auraient fait parasol à l’irradiance du soleil, soit à un simple effet de fluctuation, toujours possible, même en période de réchauffement. Cette période est notamment marquée par l’hiver très rude de février 1956, qui fait 12 000 morts en France et où l’on observe jusqu’à -26° à Nancy, et par celui de 1962-1963, que l’on a tendance à oublier : durant quatre mois glacials, il provoque 30 000 morts en France.

Quant à la reprise du réchauffement, elle peut être datée de 1976, une année charnière et symbolique. 1976 est une année de forte chaleur et de sécheresse, qui provoque 5 700 morts dans l’Hexagone et des incendies dévastateurs. L’année a donc à la fois valeur d’événement et de césure de longue portée : elle ouvre la période de forte hausse des températures entamée il y a une trentaine d’années, qui a vu la température moyenne annuelle passer en France de 11,7° dans les années 1970 à 13° dans les années 2000.

Sur quelles techniques reposent ces analyses ?

Les outils sont nombreux et très variés. Pour les siècles les plus récents, les séries thermométriques sont les plus précieuses. Les Anglais ont créé la première grande série, de 1659 à nos jours ; D. Rousseau a réalisé une série française, qui débute en 1675. Autre outil : les dates de vendanges, qui fluctuent en fonction du climat, sont connues à partir de 1370 en Bourgogne.

Mais on peut aussi s’aider des anneaux de croissance visibles sur les arbres (technique de la dendrochronologie) : en pays sec, plus l’anneau est épais, plus la période est humide ; ou encore de fiches sur les récoltes d’olives, sur les dates de moissons, et sur l’avancée des glaciers. Pour ces derniers, il faut intégrer un décalage : quand le climat se réchauffe, la fonte des glaces intervient en général cinq à quinze ans plus tard. La méthode est un peu grossière, mais elle est précieuse quand on la croise avec d’autres sources, telles que la datation des vendanges.

Vous vous êtes aussi beaucoup fondé sur les épisodes de famines…

Oui, ce sont des événements dramatiques pour l’homme, mais des sources extraordinaires pour l’historien. Elles ont des impacts à la fois religieux, politiques, humains. Et constituent de véritables repères pour jalonner le passé.

Elles étaient dues soit à des hivers trop rudes, soit à des étés «pourris» (pluvieux), soit à des canicules qui provoquaient l’échaudage des grains. Extraordinaire catastrophe nationale, la famine de 1693-1694, due à deux années où se sont accumulés pluies, hivers rigoureux et un échaudage en août, fit par exemple 1,3 million de morts en France sous Louis XIV, sur une population totale de vingt millions de Français. Les défunts n’étaient pas seulement des morts de faim, ils étaient surtout victimes des épidémies qui fleurissaient avec la sous-alimentation. Dans ces circonstances, les populations mangeaient en effet n’importe quoi, notamment des cadavres d’animaux, ce qui provoquait des maladies : dysenterie, typhus et fièvres diverses.

Quand la France a-t-elle réussi à s’émanciper de ces famines ?

Le commerce international du blé est une réalité depuis 1880, il a servi de bouclier. En 1910, la France subit ce qui aurait été une famine sous Louis XIV : de graves inondations en janvier, auxquelles s’ajoutent un printemps et un été «pourris». La récolte diminue d’environ 30 %, ce qui aurait été dramatique au XVIIe siècle. Mais en 1910, il est désormais possible d’importer par bateau à vapeur du blé des États-Unis et du Canada, peut-être aussi d’Australie. Le blé a augmenté seulement d’un franc l’hectolitre. Sous Louis XIV, c’eût été vingt francs ! Le commerce international a ainsi évité une nouvelle famine.

Hors des problèmes agricoles, les conséquences sanitaires des aléas climatiques ont également beaucoup évolué. Au XVIIIe siècle, la France souffre encore plusieurs étés meurtriers, dont une grande canicule qui provoque 400 000 morts en 1719, pour la plupart des enfants. On est loin des chiffres du fameux été 2003, qui avait causé une surmortalité d’environ 17 000 personnes en France…

Chose étonnante, vous montrez aussi que le climat a parfois joué un rôle politique…

Oui, même s’il est toujours secondaire. Les aléas climatiques, source de mauvaises récoltes et de disettes, provoquent le mécontentement social et des émeutes de subsistance.

On peut par exemple s’attarder sur le cas de la Révolution de 1789. On a certes un faisceau de causalités politiques, économiques et culturelles, mais il n’y a pas de doutes que l’automne pluvieux de l’année 1787 et le « printemps-été » sec puis orageux de 1788 ont provoqué une mauvaise récolte, qui a fait monter les prix et causé des émeutes de subsistance de plus en plus nombreuses… dont les deux dernières ont lieu le 13 juillet 1789 à Paris. Ces émeutes ont ainsi contribué à préparer la bataille politique.

On les retrouve d’ailleurs lors des mauvaises récoltes de céréales à partir de 1828, en prélude à la révolution de 1830. Ces crises de subsistance sont comme des supernovae : elles éclairent tout le paysage et peuvent précipiter des événements politiques. Il est à noter qu’elles étaient souvent portées par des femmes, car c’étaient elles qui achetaient le pain.

Les famines avaient-elles aussi une portée religieuse ?

Oui, les historiens du climat espagnols l’ont bien noté. Là-bas, les cérémonies religieuses atteignaient des dimensions extraordinaires : l’Église avait gradué le niveau des sécheresses, et prévu des rites à chaque niveau. Ainsi, lorsqu’elles apparaissaient, on lançait des prières dans la cathédrale ; quand elles s’accentuaient, l’Église organisait des processions en ville. Durant les crises plus aiguës, on prenait la statue du saint chargé de la pluie pour la soumettre à différents rites (brûlure, fouet, mutilation, immersion…). Enfin, lors des sécheresses les plus catastrophiques, un grand pèlerinage était organisé, à Saint-Jacques-de-Compostelle notamment. Les cérémonies religieuses sont donc une source très précieuse pour les historiens du climat ibériques.

Votre dernier ouvrage traite du réchauffement actuel et notamment de ses effets positifs. Au XXe siècle, la hausse des températures s’est révélée favorable à la qualité des vins, au développement du tourisme balnéaire, à la production agricole, de blé ou de betteraves par exemple… N’est-ce pas une manière d’atténuer les conséquences dramatiques du réchauffement climatique ?

Non, car mon constat global est sans équivoque : conformément aux alertes répétées du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), il faut s’alarmer d’une situation très préoccupante, qui pourrait provoquer une hausse des températures allant de 4 à 5° d’ici 2100. N’oublions pas non plus que le climat a continué à faire des morts au XXe siècle, en été comme en hiver, même si les chiffres sont en baisse.

Une fois que l’on a dit cela, il est cependant vrai que les productions de vin et de blé ont bénéficié du réchauffement climatique depuis la fin du XIXe siècle. Elles montrent bien toutes les ambivalences du climat.

Prenez la chaude année 2005 : les conditions climatiques, proches de la perfection en France, permettent des vins d’Alsace et de Bordeaux en état de grâce (le prix d’une bouteille de château-latour passe par exemple de 94 à 572 euros entre 2004 et 2005) ; de l’autre côté de l’Atlantique, l’ouragan Katrina détruit partiellement la Nouvelle-Orléans en y laissant plus de 1 500 morts. Des deux côtés de l’océan, ces événements sont probablement dus à une même cause, le réchauffement climatique…

Quel est alors votre regard sur l’avenir ?

Je suis pessimiste. On est entré, depuis la révolution industrielle, entamée à partir de 1750 en Angleterre, dans l’anthropocène : c’est désormais l’homme qui règle le climat pour une forte part. D’ailleurs, faut-il parler d’anthropocène… ou d’«anthropocide» ? Dans les années 1960, on prenait l’avion pour le moindre colloque tenu aux États-Unis, sans réfléchir. Aujourd’hui mon petit-fils me le reproche, avec raison.

L’océan s’acidifie ; son niveau monte. Nous avons vécu depuis 1998 les dix années les plus chaudes connues, les plus brûlantes ayant été 1998 et 2005. La situation est extrêmement préoccupante pour l’Afrique, alors que ce continent n’y est pour rien. Le dessèchement s’annonce rude, les problèmes de migration aussi. Le pire n’est jamais sûr mais enfin…

Dans ce sombre tableau, vous jetez pourtant un regard nostalgique sur la décennie des années 1990…

Assurément, cette période fut assez douce pour l’Europe, tant au point de vue climatique que politique. D’une part, du côté de la météo : des étés toscans, des hivers doux, des vins excellents, de superbes récoltes d’olives en Espagne et en Italie, etc. Ce sont les effets positifs du réchauffement… du moins à court terme : une sorte d’optimum climatique.

Mais qui plus est, l’effondrement du bloc soviétique met alors fin à la guerre froide, les économies sont prospères, et si l’on excepte la guerre vécue dans les Balkans, l’Europe a peut-être connu sa période la plus heureuse. Avant que les attentats du 11 septembre 2001 et la canicule meurtrière de 2003 ne viennent mettre un terme à cette belle décennie…

Emmanuel Le Roy Ladurie

Né en 1929 aux Moutiers-en-Cinglais (Calvados), Emmanuel Le Roy Ladurie est normalien et agrégé d’histoire. Son doctorat ès lettres sur Les Paysans de Languedoc (1966) a été suivi d’une thèse secondaire sur l’Histoire du climat depuis l’an mil (Flammarion, 1967). En 1965, il devient directeur d’études à l’École pratique des hautes études avant d’être nommé au Collège de France en 1973 à la chaire d’histoire de civilisation moderne.

Il devient l’un des chefs de file de la «nouvelle histoire», inspirée par Fernand Braudel, qui s’intéresse à la longue durée et au quotidien des individus. À ce titre, Montaillou, village occitan (Gallimard, 1975) constitue le chef-d’œuvre de la carrière d’E. Le Roy Ladurie : un bijou d’ethnohistoire retraçant la vie d’un village cathare au XIVe siècle, qui connaîtra un grand succès international.

L’historien s’est replongé durant les années 2000 dans l’Histoire humaine et comparée du climat. Il en a tiré trois volumes parus chez Fayard : Canicules et glaciers, XIIIe-XVIIIe siècles (2004), Disettes et révolutions, 1740-1860 (2006) et Le Réchauffement de 1860 à nos jours (2009).

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